PalamareS CANNES: L’ŒIL D’OR – ANNÉE DU DOCUMENTAIRE

Le drame intime des mères et filles adolescentes dans la société tunisienne. Le cadre politique. Entre documentaire et fiction.

par Roberto Tirapelle

Synopsis

La vie d’Olfa, Tunisienne et mère de 4 filles, oscille entre ombre et lumière. Un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice Kaouther Ben Hania convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles. Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité qui va questionner le fondement même de nos sociétés.

Le réalisateur tunisien, déjà un habitué du Festival de Cannes – avait présenté La Belle et la Meute en 2017 dans la section Un Certain Regard (prix de la meilleure création sonore), puis figuré au Jury des courts métrages et à la Cinéfondation en 2021 – avec Les filles d’Olfa, en compétition officielle cette année, oscille à la frontière entre documentaire et fiction, entre écran et off-slate, entre violence et sourires.

Kaouther Ben Hania précisément avec le film cité plus haut, La Belle et la Meute s’était déjà imposée comme une cinéaste tunisienne indépendante, qui n’a pas peur des sujets originaux même s’inspirant de sources de nouvelles comme L’homme qui a vendu sa peau, proposé à Venise, il se démontre encore plus avec ce film, un long métrage déconcertant dans sa force hybride de montage et de démontage.

(cr. ph. Tanits Films)

“Les Filles d’Olfa” est le portrait d’une famille entièrement féminine en proie à la radicalisation islamiste. Et à partir de là, il commence à éclairer le rôle complexe des femmes en Tunisie avec une histoire familiale.
Au centre du film se trouve Olfa, mère de quatre filles. Les deux plus jeunes filles vivent avec elle, les plus âgées ont disparu. Le cinéaste décide de raconter leur histoire en remplaçant les filles disparues par deux actrices pour retracer ce qui s’est passé.

Ça commence par un ciak qu’on ne reverra plus pendant le film, sa présence sera toujours assez constante pour confondre décor de film et décor réel. Le décor et les coulisses sont toujours présents avec du maquillage, des répétitions, des discussions, avec une mise en scène qui révèle l’artifice et la théâtralité. Olfa Hamrouni échange des mots avec ses deux filles encore vivantes à ses côtés (Tayssir et Eya Chikhaoui) et les actrices (Ichraq Matar et Nour Karoui) qui incarnent les filles aînées Ghofrane et Rhama, “dévorées par le loup” comme la maman annonce débuter du film. Et Hend Sabri, la star tunisienne, qui remplace Olfa si nécessaire.

Le réalisateur interpelle les interprètes, qui rient, pleurent, coupent les séquences, les montent, les entremêlent de quelques archives télévisuelles qui retracent l’histoire récente de la Tunisie (la chute de Ben Ali et la révolution) que les protagonistes racontent et discutent violemment même avec le seul homme qu’il y a dans le film.
Ben Hania travaille avant tout sur les visages, sur les gros plans, sur les larmes, sur les sourires, sur le jeu parfois téméraire, désorientant, sur l’exercice de la voix. Il semble être sur une place à Tunis et à la place nous ne sommes que dans un appartement.

(cr ph Tanits films)

La compacité du casting est à la base d’une image cinématographique aux multiples facettes et qui ne sent pas les essences, où même le projet politique s’exprime quelques fois mais de manière vertigineuse.

Quelques déclarations de Kaouther Ben Hania:

Ses films de référence en cours d’écriture du film?

“Deux films ont changé mon rapport au cinéma: Close-up et F for Fake d’Orson Welles. Grâce à eux, je me suis rendu compte que le cinéma pouvait permettre un large champ d’expérimentations. Je souhaitais quelque chose de brechtien dans mon film, où il serait permis de jouer la scène tout en réfléchissant à cette même scène. Je voulais que l’on puisse passer de vrais moments de jeu à des moments de réflexion sur le jeu. La frontière devait devenir indistincte puisqu’on passe notre temps à jouer dans la vie et encore davantage devant la caméra. Olfa et ses filles sont d’immenses comédiennes dans la vie. Je souhaitais également documenter la double nature de l’acteur. Depuis mes débuts, j’aime explorer les liens ténus entre fiction et documentaire. Ça traverse tous mes films.”

Le choix de tourner dans un seul décor?

“L’univers de ce film est introspectif, je n’avais donc pas besoin d’avoir des décors retravaillés. J’avais juste besoin d’une unité visuelle, stylistique. On a donc trouvé ce vieil hôtel bas de gamme de Tunis qu’on a transformé en studio de cinéma. Je savais que les spectateurs seraient capables de lier les éléments entre eux sans que nous soyons obligés de tout reconstituer. J’avais en tête le décor sur plateau tracé à la craie de Dogville de Lars von Trier, un film qui m’a beaucoup fasciné. J’avais juste besoin d’un grand décor qui me permettrait de poser simplement un contexte comme celui du poste de police. Comme je savais que nous allions explorer ensemble des sujets intimes, sensibles et douloureux, je ne voulais pas avoir à supporter les mêmes contraintes que celles d’un tournage classique. J’ai voulu tout réduire à l’essentiel.”

A travers les quatre portraits de ces jeunes filles, peut-on parler d’un film sur l’adolescence?

“Je dirais que c’est principalement un film sur l’adolescence, ce gouffre entre l’enfance et l’âge adulte, où soudain on cherche à comprendre et parfois même à expérimenter l’idée de la mort, comme le montre l’une des filles qui voudrait dormir dans une tombe. Mais alors même qu’on joue avec la mort, c’est la période où l’on cherche un idéal de vie en s’inquiétant de son environnement social et du sort de l’humanité tout entière. Je pense que les filles étaient à la recherche de quelque chose qui leur manquait. Elles ont voulu contester l’autorité d’Olfa qui a toujours incarné pour elles à la fois le père et la mère et qui a voulu réprimer leur sexualité. Comme elles n’avaient pas les outils pour y parvenir, elles sont devenues, comme dit l’une d’entre elles: “pistonnées par Dieu”. Cela leur a donné l’illusion d’une transcendance pour essayer d’imposer leurs désirs au monde. Je crois que le film documente ces différents liens à la mort et à la vie qui traversent parfois de façon confuse les adolescents.”

(cr ph Tanits films)

Les Filles d’Olfa un film de Kaouther Ben Hania

FRANCE, TUNISIE, ALLEMAGNE, ARABIE SAOUDITE – DOCUMENTAIRE / 2023 / ARABE / 110’ / SON 5.1 / 1:85

Avec :Hend Sabri, Nour Karoui, Ichraq Matar, Majd Mastoura, avec Olfa Hamrouni, Eya Chikahoui, Tayssir Chikhaoui

Production: Tanit Films avec Cinetelefilms, Twenty Twenty vision

PRIX: Œil d’Or, du Meilleur Documentaire – Prix de la Citoyenneté – Prix du Cinéma Positif – Mention du Prix François Chalais

Sortie le 5 juillet 2023 en salle (Cinéma Les Arcades, Cannes)