A Téhéran il continue de pleuvoir dans le dernier cruel noir de Mani Haghighi

par Roberto Tirapelle

SYNOPSIS
À Téhéran, un homme et une femme découvrent par hasard qu’un autre couple leur ressemble trait pour trait. Passé le trouble et l’incompréhension va naître une histoire d’amour… et de manipulation.

Le cinéma de Mani Haghighi, de Téhéran, est un peu différent de celui de ses confrères iraniens plus enclins au réalisme. Haghighi travaille plus sur le genre et en fait ce dernier film est un mystère avec plus de couches. Par ailleurs, le cinéaste a une formation culturelle acquise au Canada, il est diplômé en Philosophie, il a d’abord collaboré avec Abbas Kiarostami puis avec Asghar Farhadi. Il a été plusieurs fois invité au Festival du film de Berlin, une vitrine qui lui va très bien au regard de ses thématiques.

(Mani Haghighi)

“Pig” (Berlinale 2018), son avant-dernier long métrage, est l’histoire d’un tueur qui traque les réalisateurs iraniens les plus célèbres, une sorte de noir aux accents de comédie et d’horreur. Dans “Valley of star” (Berlinale 2016) le réalisateur travaille sur un fait historique (l’assassinat du premier ministre iranien) pour devenir un sujet fantastique. “Modeste Réception” (Berlinale 2012) est une étrange forme de road movie, “50 kilos de cerises acides” (2017) est l’un des films les plus romantiques de sa carrière qui s’est emparé du box-office dans l’histoire du cinéma iranien. C’était juste pour vous faire comprendre la traversée cinématographique de ce cinéaste.

Maintenant, “Les ombres persanes” est un noir envoûtant dicté par le double et par la pluie qui tombe inexorablement tout au long du film. L’histoire se concentre sur deux familles qui se ressemblent presque parfaitement physiquement. Ils se retrouvent unis par une série de coïncidences fortuites qui deviendront plus tard le fruit d’une passion. Le fait est que les couples sont joués par les deux mêmes acteurs Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh, tous deux très bons.

(sur la photo à gauche Navid Mohammadzadeh et à droite Taraneh Alidoosti)

Avec un travail de maquillage, les couples apparaissent différents même s’ils sont identiques: le visage de Farzaneh (Taraneh Alidoosti, déjà connue pour « Leila et ses frères », 2022) diffère quelque peu de celle de Bita (également Taraneh Alidoosti) et nous livre le portrait impitoyable d’une âme complexe dans un contexte difficile. Navid Mohammadzadeh (également connu pour “Leila et ses frères” mais surtout pour “La Loi de Téhéran”) campe Jalal en personnage méritant mais peut-être un peu naïf, tandis que le double Mohsen, glacial et violent, est un personnage qui s’annonce menaçant. Il est certain que les effets spéciaux utilisés sont d’une extrême habileté surtout lorsque les personnages interagissent.

On comprend mieux les intentions du réalisateur sur les postulats d’un film réaliste, social et fantastique avec sa déclaration:

“Écrire le film fut un long processus – déclare Mani Haghighi – près de neuf ans ont été nécessaires. La plus grande difficulté était de préserver l’équilibre entre tous ces éléments. Je ne voulais pas faire un film expérimental comme mes précédents. Je souhaitais, au contraire, faire à la fois un film fantastique, social, et un thriller psychologique. Sans sacrifier pour autant le côté philosophique et abstrait du propos.”

À ce stade, il est préférable de se plonger dans certains aspects de l’intrigue, juste pour comprendre la philosophie des sujets: Farzaneh et Jalal forment un couple modeste, Farzaneh est enceinte de trois mois et sujette aux hallucinations du fait de l’arrêt de son traitement pendant sa grossesse. Farzaneh se débat avec cette situation qui la rend dépressive. Bita et Mohsen, quant à eux, sont parents d’un enfant et sont globalement mieux lotis financièrement. Cependant, ils risquent d’être contraints de quitter Téhéran parce que Mohsen a donné un coup de poing à un collègue. Mohsen est un mari strict, et pour cette raison Bita trouve du réconfort dans l’amitié avec Jalal. Tout cela devient un jeu dangereux.

Pour créer cette tension, la sagesse du réalisateur et directeur de la photographie Morteza Najafi joue beaucoup tant dans le travail sur les plans que sur la lumière. Il y a une utilisation des néons nocturnes se croisant avec la pluie. D’ailleurs, comme nous l’avions déjà annoncé, l’utilisation de la pluie: c’est un dispositif cinématographique plutôt utilisé au cinéma, il augmente la tension, le drame d’une situation, et peut aussi rendre un environnement blindé, encore plus s’il est soutenu par un colonne sonore adéquate comme celle de Ramin Kousha, qui appuie sur le rythme des percussions.

Voici comment Mani Haghighi explique l’utilisation de la pluie et les difficultés des acteurs:

“En effet ce ne fut pas très confortable pour eux. Non ce n’est pas une métaphore ou un symbole. Le projet était vraiment très avancé. Et pourtant il me semblait qu’il manquait un élément au scénario. Que quelque chose ne fonctionnait pas et que l’ensemble manquait de force. À ce moment-là, le seul problème du film était incarné par la rencontre de ces deux couples identiques et les conséquences qui en dérivent. Mais autour d’eux tout semblait se dérouler normalement. C’est ainsi qu’est née l’idée de cette pluie battante, torrentielle. Comme si le cœur de l’histoire n’était qu’une infime conséquence collatérale d’un problème beaucoup plus grand. Comme si l’univers tout entier était déréglé. Subitement, le film allait dans une autre dimension. Pourquoi pleut-il tout le temps? D’où vient ce déluge? le dérèglement est bien plus grand que cela. Il dépasse les enjeux de cette seule histoire.”

“Les ombres persanes” est un film qui de noir peut devenir psychotique, macabre. La scène finale entre le beau-père de Farzaneh et le fils de Mohsen le sauve, la candeur consciente d’avoir compris la réalité. Le dernier espoir que Haghighi laisse aux spectateurs et à son film.

Les Ombres persanes Avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh, Esmail PoorReza, Farham Azizi

Genre : Drame, Thriller – Durée: 1h47

FICHE TECHNIQUE: Un film de Mani Haghighi – Co-écrit par Mani Haghighi et Amir Reza Koohestani – Produit par Majid Motalebi en co-production avec Films Boutique – Distribution : Diaphana Distribution et Kinovista – Vendeur international : Films Boutique

Cr Ph. Films Boutique – Majid Film Production – Dark Precursor Productions